« J’ai trois enfants et je ne suis pas foutue d’arrêter l’alcool »
in "Le Ligueur" (Belgique), 12 Janvier 2022
« Ne pas tomber dedans ». De classe en classe, Pierrot et Dominique racontent leur histoire. Des années vécues sous l’influence de l’alcool, dont ils ont pu se libérer grâce à l’entraide des Alcooliques Anonymes, alias les AA. Tournée scolaire avec deux membres de cette organisation qui, par la force de leur témoignage, invitent les jeunes à se questionner sur leur consommation.
« On ne plonge pas dans l’alcoolisme en six mois. Il faut déjà un long compagnonnage avec la boisson avant de prendre conscience, même fugacement, qu’on a un problème avec sa consommation d’alcool. Moi, il m’a fallu des années pour que je le réalise », nous confie Dominique, maman de trois enfants qui a 67 ans aujourd’hui.
Les Alcooliques Anonymes (AA) l’ont sauvée. Longtemps, elle a pourtant refusé d’y entrer, craignant qu’on lui interdise à jamais de boire. Mais elle frôlait les 100 kilos et était de plus en plus irascible avec son entourage. Alors elle a fait le pas.
« C’était inimaginable de ne plus pouvoir s’offrir le moindre petit verre. Mais aux AA, on ne vous impose aucun interdit. On vous invite juste à vous focaliser sur le rythme d’un jour à la fois pour que cette modération nécessaire soit acceptable psychologiquement et physiologiquement. »
« J’avais envie de parler de la maman qui boit. Quand on pense alcoolique, on imagine souvent un homme, un saoulard, un pochtron… ». Pendant des années, Dominique s’est sentie très coupable d’être une femme, pire, une maman qui boit. Un jour, alors qu’elle maîtrisait peu à peu sa consommation d’alcool grâce aux AA, elle a eu envie de partager son expérience avec le grand public. Comme devant cette classe. Elle y raconte son parcours avec des mots simples, espérant éveiller chez les jeunes une réflexion, leur transmettre des indices...
« À chaque séance d’info, il y a toujours l’un ou l’autre qui vient les larmes aux yeux pour demander à parler d’un parent alcoolique. Le jeune découvre que l’addiction à l’alcool est une maladie et pas un vice. C’est utile de savoir cela, ça lui permet de poser un autre regard sur son parent et, surtout, de savoir qu’il y a une issue possible, que l’on peut briser cette aliénation. »
Un jeune demande la parole. « Vous n’avez pas la volonté de nous empêcher de boire, mais vous nous mettez en garde ». En une phrase, il a résumé le propos de Dominique. Un autre a le courage de murmurer : « J’aimerais bien que mon papa puisse avoir le même déclic que vous ». Une partie de la classe est plutôt moqueuse. « Ce sont ceux qui ont eux-mêmes des comportements à risque face à l’alcool, observe Dominique, mais ce n’est pas parce qu’ils roulent des mécaniques qu’il n’y a pas quelque chose qui travaille au fond d’eux-mêmes ».
« J’ai essayé de cacher mon état à mes trois enfants. Avec ma fille aînée, ça a marché, mais mes deux fils ont bien compris ce qui se passait ». Dominique dit qu’elle a rarement été ivre ou, en tous les cas, elle ne s’en souvient plus. Mais elle reconnaît avoir été sous influence.
« Le jeune découvre que l’addiction à l’alcool est une maladie et pas un vice. C’est utile de savoir cela, ça lui permet de savoir qu’il y a une issue possible, que l’on peut briser cette aliénation »
« Au retour de mon travail, je m’arrêtais dans toutes les épiceries et dans la moindre station essence. Cela me permettait de me ravitailler en petites bouteilles d’alcool que je dissimulais au fond d’un grand sac sous prétexte que j’avais fait des courses. Mes enfants n’ont jamais découvert ce subterfuge, mais ils ont subi mes sautes d’humeur, mes colères inexpliquées. Je me souviens du visage d’un de mes gosses plein de colère et d’incompréhension qui se demandait : ‘Mais qu’est-ce qu’elle fait ?’. Cette image, je la garde en moi. »
Dominique aurait aimé que ses enfants puissent bénéficier d’une information. Peut-être y aurait-il eu un questionnement salutaire pour tous, elle y compris ? Aujourd’hui, elle se définit comme alcoolique sans boire. Elle parle de ce qu’elle n’a pas vu venir, de ce plongeon très lent dans l’alcoolisme. Elle se souvient très bien de son premier « ballon ». Elle avait 16 ans, durant un voyage scolaire, sur une terrasse avec les copains et les copines.
« Un ballon de vin rouge. J’ai aimé ça et si je m’en souviens encore aussi clairement, c’est que ce ballon avait un sens dans ma vie. J’avais l’impression d’être grande. À partir de là, le vin est devenu ma boisson-copine, puis ma boisson-consolation jusqu’à ma boisson-démon ». Dominique a arrêté à 50 ans. Cela fait dix-sept ans qu’elle est chez les AA. Ils font partie de sa nouvelle vie.
« J’espère qu’ils s’en sortiront, me souffle Pierrot, ému après m’avoir rapporté l’une ou l’autre expérience vécue lors de sa tournée dans les classes. Membre aussi des AA, il vient témoigner devant des jeunes… qui boivent de plus en plus tôt. Il se souvient encore de ces élèves de rhéto qui, à la fin de la séance, lui ont dit : « Pour nous c’est trop tard, c’est aux 3e que vous devez raconter tout ça ».
Depuis, accompagné de son binôme, membre de Al-Anon (l’organisation sœur qui se préoccupe des proches qui subissent l’alcoolisme), Pierrot raconte ce qui lui est arrivé devant des mômes de 13-14 ans, dont le regard de certains lui font penser qu’ils ont déjà partiellement vécu les situations décrites.
« Les jeunes s’adonnent au binge drinking, dont le but est de boire beaucoup et très vite pourvu qu’ils soient saouls. 75 cl de vodka affonés juste par défi ». On imagine les samedis très arrosés chez l’un·e ou l’autre avec pour certain·e·s, le vendredi puis le jeudi qui s’ajoutent au samedi…
« Des élèves font leur coming out en direct, observe Pierrot. Ils avouent qu’ils ne boivent pas que le week-end, mais aussi en semaine pour ensuite commencer dès le lundi ». Un prof lui désigne un couple au fond de la classe : « Le matin, tout va très bien, l’après-midi, je ne sais plus rien en faire ». Les jeunes sont allés se ravitailler pendant l’heure de midi…
Pierrot raconte sa déchéance, parle de tout ce qu’il a perdu. Le boulot, la catastrophe financière, la confiance de la famille, les relations avec les ami·e·s, la santé détruite. Il raconte aussi comment il a dû changer son attitude mentale pour s’en sortir et arrêter de « coller » l’alcool à chaque activité de sa vie. « On parle avec notre cœur et nos tripes… et ça prend. Il y a des jeunes qui pleurent, qui sont troublés, qui nous suivent jusqu’à la sortie pour prolonger la discussion. Il y en a qui se ‘cassent’ aussi… ».
Pierrot organise 50 à 60 rencontres par an qu’il se partage avec Dominique et d’autres membres des AA. Des rencontres scolaires, mais aussi avec des élèves de l’enseignement supérieur ou en entreprises, etc. Et des parents. Que certaines écoles invitent quand elles rassemblent plusieurs classes.
« C’est étonnant comme le jeune dit les choses simplement alors que son père ou sa mère sont présents. C’est comme une sorte d’état de grâce… ». Les parents avouent souvent qu’ils n’ont rien vus. Pierrot a le sentiment d’avoir rempli sa mission : inviter les jeunes à se poser au moins les premières questions, à ouvrir les yeux pour commencer à se rendre compte de ce que signifie « tomber dedans » et s’ils tombent… savoir qu’il y a une solution pour s’en sortir : l’entraide et le partage d’expériences avec l’aide d’une structure solide comme les AA.
Pierrot confirme le témoignage de Dominique : il faut un certain nombre d’années pour que la prise d’alcool soit récurrente et fasse perdre des opportunités professionnelles, des relations. « Ce n’est que vers 30 ans, que les plus jeunes rejoignent notre organisation. Et certains se souviennent de notre passage en classe… ».
► Pour tout problème d’alcool, appelez le 078/15 25 56. On répond à vos questions 24h sur 24, 7 jours sur 7. Outre les permanences téléphoniques, il y a des réunions régulières qui aident les personnes à sortir de leur dépendance. Vous souhaitez organiser des séances d’information, écrivez à aainstitutionscoord@gmail.com
► AA (alcooliquesanonymes.be) : faut-il croire en Dieu pour se trouver bien chez les AA ? Beaucoup de ses membres ne sont pas croyant·e·s, même si on y évoque régulièrement Dieu (le mouvement est né en 1935 dans l’Ohio à l’initiative des protestants et est aujourd’hui réparti dans 180 pays). Dominique dit s’être concentrée sur le premier « truc » qui lui faisait du bien. D’autres témoins interrogé·e·s expliquent avoir annoncé au groupe qu’ils ne croyaient qu’en leur conscience.
► Al-Anon (al-anon.be), mouvement sœur des AA, soutient les proches qui vivent avec des dépendants à l’alcool.