Pendant longtemps, Anaïs Dariot a pensé que son fils était phobique de l’alcool. « A table, quand un verre de vin était servi devant lui, il me disait “Ça ne sent pas bon”. » C’est donc avec une grande surprise qu’elle le vit, une nuit, rentrer complètement ivre à la maison. « Il avait 19 ans, travaillait déjà et même si nous partagions encore le foyer, était assez autonome, explique-t-elle. Aussi quand après cet incident “totalement accidentel” selon ses mots, il m’a dit qu’il ne reboirait plus, je l’ai cru. »
Depuis, Anaïs Dariot a écrit son témoignage de plus de dix ans d’alcoolisation massive de son fils (Nathanaël. Le combat d’une mère pour sortir son fils de l’alcoolisme – éd. Pygmalion), « une maladie », selon elle, qui, à travers les rechutes, les hospitalisations sans effet durable et la dégradation des conditions de vie de tous, fait vivre aux parents tout un panel d’émotions difficiles.
D’abord la culpabilité. « Je m’en suis voulu d’avoir bu pendant ma grossesse, puis me suis sentie impuissante quand je le voyais sombrer », confie-t-elle. Le parent s’interroge alors sans cesse : faut-il sanctionner ? S’opposer ? L’exclure de la maison au risque de le voir se retrouver en danger ? Et quand on lui donne de l’argent pour s’acheter à manger, va-t-il s’en servir pour acheter des bouteilles ? « Le moindre secours que vous offrez à votre enfant alcoolo-dépendant peut se transformer pour lui en moyen de se détruire », explique-t-elle.
Mais la honte a sans doute été l’un des « fonds » les plus difficiles expérimentés par cette mère. « Je n’osais pas dire que mon fils était alcoolique, avoue-t-elle. Je préférais le qualifier de “toxicomane” car alors je savais qu’on le plaindrait plus, qu’on prendrait plus en considération le mal qui le rongeait. »
Cette difficulté collective à envisager l’alcoolisme chez les plus jeunes devrait peu à peu décliner. En effet, de nombreuses études confirment une consommation désormais fréquente dans ce public. Ainsi, on sait désormais que près d’un adolescent sur deux vivant dans l’Ouest parisien a connu une API (« alcoolisation ponctuelle importante » ou « binge drinking ») dans le dernier mois précédant l’enquête (1) ; que, parmi eux, il y avait 42,9 % de filles.
« Un petit porto en cachette »
Révélatrice aussi, la précocité de la consommation : un tiers des élèves de 14-15 ans avouent avoir déjà fait l’expérience de l’ivresse (Institut de recherche et documentation en économie de la santé, 2013), ce qui alarme particulièrement les psychiatres et alcoologues.
Clara, aujourd’hui âgée de 29 ans et membre des Alcooliques Anonymes, se rappelle avoir connu sa première alcoolisation, comme la plupart de ses camarades collégiennes, vers l’âge de 14 ans. Mais très vite, alors qu’elle avait aussi consommé du cannabis, elle avoue avoir ressenti une « affinité particulière » avec la boisson.« Je me souviens que, rapidement, j’ai eu envie d’en consommer seule, et pas seulement pendant les fêtes. Souvent, le soir dans ma chambre, je buvais un petit porto en cachette. »
Cet usage « particulier » peut signer chez certains adolescents leur vulnérabilité. Anaïs Dariot se souvient de certaines de ces caractéristiques chez son fils : « Il y a ceux qui ne boivent qu’en société, mais Nathanaël, lui, buvait seul et, chaque fois, jusqu’à tomber par terre. »
C’est lorsque l’alcool sert systématiquement à se sentir mieux dans les fêtes, à se désinhiber, qu’il doit être lucidement considéré. Car sans cette prise de conscience des parents ou du jeune, les conséquences peuvent s’installer sur le long terme.
Les addictologues le savent bien. L’alcool, contrairement à la drogue qui s’attaque rapidement au corps et au psychisme de son usager, mine souvent insidieusement, et pendant des décennies. Or la prise en charge classique d’un buveur qui consomme depuis plus de trente ans et arrive en cure vers la cinquantaine n’a rien à voir avec celle d’un jeune adulte qui n’a pas encore construit sa vie affective ou professionnelle.
Un malade, pas un pervers
Pour Nathanaël, le salut est venu vers l’âge de 28 ans grâce à la rencontre d’un alcoologue qui lui a prescrit du baclofène. Sa mère, elle, était déjà aidée par les Alcooliques Anonymes qui lui avaient permis de sortir de la honte et de l’isolement, notamment en lui apprenant que son fils n’était pas un être pervers mais un malade.
Clara, elle, est devenue sobre à l’âge de 26 ans grâce à ces mêmes groupes d’entraide où, reconnaît-elle, il y avait très peu de moins de 30 ans. « On croit garder une certaine maîtrise pendant longtemps, explique-t-elle.Mais j’ai pu vraiment prendre ma place d’adulte et de femme seulement après avoir trouvé l’abstinence. »Celle-ci lui a été possible car « des aînés, bien plus âgés qu’elle, lui ont transmis leur expérience ». Pour cela, Clara se considère aujourd’hui comme « une jeune privilégiée ».
(1) Observatoire français des drogues et toxicomanies, décembre 2015.