"Fraternités anonymes : entraide, soutien et reconstruction"
in "Femina", 7 Octobre 2023
Le principe des Alcooliques Anonymes, né il y a près de quatre-vingt-dix ans, se décline pour toutes sortes d'addictions et séduit des millions de gens dans le monde. Son efficacité est sa meilleure publicité !
De ces fraternités anonymes, on a souvent une représentation très grise. « Dans la réalité, c'est l'inverse, assure la psychologue clinicienne Marion Acquier, présidente de l'Union Alcooliques Anonymes France. Il y a beaucoup de joie, de force et d'espoir en réunion. Quand on voit d'anciens buveurs, on a du mal à réaliser quelles personnes elles étaient. » Ce que confirme Julien Gangnet, en rétablissement depuis 1995 après plusieurs années d'addiction à l'héroïne : « Un soir, dans Paris, je suis tombé sur un ancien partenaire de drogue qui se déclarait abstinent. Il m'a raconté comment il s'en était sorti. Je ne l'écoutais qu'à moitié, sidéré par sa nouvelle apparence. Dès le lendemain, je l'ai suivi en réunion. Je n'oublierai jamais la vibration, l'ambiance. J'ai su que la malédiction venait de prendre fin », raconte ce scénariste de 53 ans qui a publié les 12 Etapes (Goutte d'Or).
Un accueil inconditionnel
Fondée aux Etats-Unis en 1935 par deux alcooliques qui s'étaient aperçus que, en évoquant leurs démons, leur envie de boire s'estompait, l'association Alcooliques anonymes (AA), présente dans 180 pays, a fait des émules : des groupes familiaux Al-Anon Alateen (1951), qui aident et soutiennent les proches des malades alcooliques, les Narcotiques Anonymes ou NA (1953) et les groupes familiaux Nar-Anon, les Outremangeurs Anonymes, les Débiteurs Anonymes, les Dépendants Affectifs et Sexuels Anonymes, les Emotifs Anonymes, les Borderlines Anonymes, les ARTS anonymes (en cas de blocages créatifs), les Sous-Gagnants Anonymes (dont le comportement compulsif les pousse à vivre en deçà de leur potentiel et/ou de leurs besoins)… Les réunions sont désormais accessibles sur Zoom. Le principe est identique : ni inscription, ni cotisation, ni conditions d'entrée, mais un accueil inconditionnel, qui se moque de l'âge, du parcours de vie ou des convictions. « L'association n'est rattachée à aucun groupe politique ou religieux, rappelle Marion Acquier. Ses membres ne sont pas non plus des professionnels de santé. La déontologie du mouvement leur impose de ne jamais se prononcer sur des sujets qui sortent de leurs compétences. Certaines réunions sont d'ailleurs ouvertes à la famille, aux amis et aux professionnels de la relation d'aide. Le nouveau slogan des AA, “Entrez, c'est ouvert”, illustre leur philosophie. » « Aux NA, j'ai trouvé des “frères” et des “sœurs” qui m'ont encouragée dans mes progrès et soutenue lors de mes rechutes, témoigne Nadine, 62 ans. La première fois que j'ai franchi le seuil de l'association et que les participants m'ont applaudie, j'ai fondu en larmes ! »
Retrouver un cadre
Le programme en douze étapes – de l'acceptation de son impuissance face à la dépendance à l'éveil spirituel, en passant par la réparation de ses torts auprès des personnes lésées – repose sur l'abstinence totale « un jour à la fois ». « Continuer à arrêter sur des dizaines d'années et recommencer à vivre sans “béquille” est le plus diffcile, rapporte Julien Gangnet. Le programme remplit un vide existentiel. Non seulement il nous permet de retrouver un cadre, des horaires, de la socialisation, mais il nous invite aussi à régler tout ce qui nous amène au produit. » Le programme des fraternités anonymes fait référence à une « puissance supérieure », appelée Dieu. Ce qui peut en freiner plus d'un ! « Chacun est libre de déterminer la sienne, ce quelque chose de plus grand que soi », assure Marion Acquier. Pour Julien Gangnet, qui se considère comme athée, ce fut le groupe et son intelligence collective. « La dimension spirituelle élève la personne dépendante au-dessus de son histoire et lui permet de se décentrer, de ne pas vivre l'abstinence comme une punition, atteste Pierre Radisson, médecin généraliste spécialisé en alcoologie. Pour les AA, on ne peut pas changer son passé. Mais l'on peut donner un sens à sa vie en faisant profiter les autres de son expérience. Toute ancienne buveuse qu'elle soit, la personne découvre qu'elle a de l'importance, que l'on compte sur elle. »
Aller aux réunions, l'étape indispensable
Chacun est libre d'appliquer les douze étapes comme bon lui semble. « Bien sûr, plus on utilise les outils mis à disposition, meilleures seront les chances de guérison, souligne Marion Acquier. La démarche est un travail de rigoureuse honnêteté envers soi-même. » En mars 2020, aux Etats-Unis, une publication de l'organisation Cochrane* a analysé vingt-sept études touchant 10 565 participants qui avaient un problème avec l'alcool. Résultat : quand les autres méthodes atteignent des taux de 15 à 25 % d'abstinence, les AA affichent des taux de réussite de 22 à 37 %. « Certains ont besoin d'un soutien médical et/ou psychologique, voire d'un sevrage sous surveillance médicale en hospitalisation ou en ambulatoire, constate Pierre Radisson. Moi, je leur conseille d'aller d'abord en réunion : s'ils sont réticents, c'est qu'ils n'ont pas vraiment envie d'en sortir. Sans l'étayage des AA, le risque de rechute est très important. » Les fraternités anonymes sont complémentaires au suivi individuel, pas en opposition. Julien Gangnet estime même que le chemin en douze étapes des fraternités anonymes serait grandement profitable à tous ceux qui ont besoin de travailler sur ce qui les pousse à prendre des décisions irrationnelles, à se noyer dans le travail ou les séries télévisées, ou les attire vers des relations nocives. A tous les « névrosés généraux », en somme !
* Organisation internationale indépendante à but non lucratif.