Faut-il croire en Dieu pour suivre le programme des Alcooliques Anonymes?
in "Slate", 22 Janvier 2024
La notion de spiritualité est au cœur du mouvement.
«La dimension spirituelle des AA, c'est comme la partie humide de la mer, elle est omniprésente dans le mouvement, précise Alice. C'est se dire qu'on n'est pas Dieu, qu'on n'est pas seul mais aidé par le groupe et une puissance supérieure à soi-même.»
Se sortir de l'alcoolisme implique-t-il de remettre son destin entre les mains de Dieu? Si cette dimension religieuse des Alcooliques Anonymes (AA) est bien connue aux États-Unis, elle reste plus confidentielle et plus discrète dans l'Hexagone, sans pour autant en être absente. Créé en 1935 dans l'État américain de l'Ohio et importé en France en 1960, le mouvement est né de la rencontre entre deux alcooliques en rétablissement. Il repose sur un programme en douze étapes qui promet de guider les personnes dépendantes vers l'abstinence.
Parmi les valeurs véhiculées dans ces différents points, les références à Dieu sont nombreuses. «Nous avons décidé de confier notre volonté et notre vie aux soins de Dieu tel que nous Le concevions», «Nous étions tout à fait prêts à ce que Dieu élimine tous ces défauts» ou encore «Nous avons cherché par la prière et la méditation à améliorer notre contact conscient avec Dieu tel que nous Le concevions» en sont ainsi autant de mentions ouvertement assumées au sein de l'organisation et de son texte fondateur.
Par ailleurs, une «prière de la sérénité» est récitée à chaque réunion, renforçant encore l'aspect pieux de l'association. Il est enfin difficile de ne pas penser à la Bible ou à un autre texte sacré quand est évoqué le «Gros Livre» qui présente le programme complet des Alcooliques Anonymes.
Pour autant, si cette croyance traverse le mouvement, l'affiliation des AA à une religion est réfutée par l'organisation elle-même. «Nous ne sommes pas une association religieuse. Croyante, athée, agnostique, toute personne ayant un problème avec l'alcool a sa place aux AA», est-il écrit dans ses statuts. «Le mot “Dieu”, qui est inscrit dans la méthode des Alcooliques Anonymes, est ouvert à la conception personnelle de chacun.»
Car si le terme est omniprésent chez les AA, il est également contrebalancé par les formules «tel que nous Le concevions» ou «puissance supérieure». «Il y a beaucoup d'incompréhension autour de cette dimension, se défend Alice*, alcoolique abstinente depuis vingt ans et chargée des relations publiques au sein du mouvement –bien qu'elle précise préférer parler en son nom propre. Quand on regarde trop rapidement les AA, on pense que c'est un mouvement religieux. Effectivement, les créateurs avaient une foi religieuse, mais ils ont rapidement formulé cet aspect “croyance” comme quelque chose d'extérieur à soi, qu'on appelle entre nous une “puissance supérieure”. C'est une spiritualité qui peut être laïque!»
Cette nuance entre religion et spiritualité est présente dans l'esprit des membres de l'association. Ils évoquent ainsi pour beaucoup la puissance du groupe, la croyance dans l'entraide et la nécessité d'être habité par l'espoir du rétablissement en remplacement de la foi religieuse pure et dure. L'éveil spirituel reste toutefois un présupposé très fort sur la route vers la sobriété. «La dimension spirituelle des AA, c'est comme la partie humide de la mer, elle est omniprésente dans le mouvement, précise Alice. C'est se dire qu'on n'est pas Dieu, qu'on n'est pas seul mais aidé par le groupe et une puissance supérieure à soi-même.» Des concepts abstraits, qui laissent la porte ouverte à une infinité d'interprétations.
Si le mouvement s'assure ni religieux ni laïc, il en ressort malgré tout que ses racines s'ancrent profondément dans la tradition évangélique américaine. Le mythe fondateur de l'organisation, qui implique deux chrétiens pratiquants –Bill W. et le Dr Bob– qui se seraient vus inspirer leurs douze étapes directement par le divin en est une preuve.
Le mouvement des AA «s'est fortement inspiré de principes du Groupe d'Oxford qui était, à la fin des années 1930, un mouvement évangélique religieux populaire», décrit ainsi Amnon Jacob Suissa, sociologue et professeur associé à l'École de travail social de l'université du Québec à Montréal, dans un article de la revue SpiritualitéSanté. «Même si on parlait peu de théologie proprement dite, l'accent était mis sur la confession et la conversion des membres avec comme cachet la préséance absolue de Dieu.»
De là à parler de prosélytisme? Les détracteurs du mouvement n'hésitent pas et le comparent à une secte utilisant la faiblesse et l'isolement des personnes dépendantes à l'alcool pour les endoctriner. Un aspect d'ailleurs renforcé par le langage commun employé par les membres de l'association. Au cours des réunions, les termes «fraternité», «amis» ou «éveil spirituel» sont en effet souvent répétés. C'est également le cas dans les groupes particulièrement dédiés aux athées et aux agnostiques.
Alors qu'une réunion ouverte se tient en une matinée de ce mois de janvier, une vingtaine de participants non croyants s'écoutent mutuellement évoquer leur «puissance supérieure». En préambule, le modérateur précise avec insistance que le mouvement n'est lié à aucune confession religieuse ni à aucune secte. Si le mot «Dieu» est remplacé et la «prière de la sérénité» remixée pour évacuer toute connotation chrétienne, les témoignages de chacun tournent autour de la transcendance et de la croyance.
«C'est une force en moi qui m'a poussé à aller aux AA, quelque chose de plus fort que moi. Ma puissance supérieure, c'est d'avoir confiance en autre chose que moi pour résoudre mon problème», résume ainsi Louis*. «Aujourd'hui, j'ai accepté que c'est ma vie et ma conception de Dieu qui me guide, ce n'est pas moi. Cette découverte de la puissance supérieure vient de cette acceptation du vide et de mon incapacité», renchérit William*. «Pour ma part, la puissance supérieure passe par de l'action de transmission du message. Aller dans des prisons, des hôpitaux etc.», ajoute Thomas*.
La méfiance à l'égard des Alcooliques Anonymes s'enracine également dans leur autogestion en dehors du monde médical. Les groupes d'entraide ne sont pas chapeautés par des personnels qualifiés et aucun traitement clinique ou thérapeutique n'est proposé aux participants. «On pense souvent au départ que l'on boit trop et qu'il suffit d'avoir un traitement, affirme Alice. La dimension spirituelle de notre mouvement, c'est qu'on ne propose pas seulement d'arrêter de boire de manière sèche, on propose un travail personnel sur soi-même. Il ne suffit pas d'arrêter l'alcool, il faut qu'il soit remplacé par quelque chose. C'est presque une philosophie de vie que l'on propose.»
Cette membre active de l'organisation rappelle également la collaboration étroite avec le milieu médical, malgré les préjugés. «Généralement, on a un très bon accueil des addictologues, qui respectent et comprennent la notion de spiritualité dans le processus de soin, assure Alice. C'est un très bon complément des traitements médicaux.» Afin de tordre le cou aux idées reçues, le mouvement précise également qu'il ne reçoit aucune subvention mais s'autofinance grâce à ses membres.
Croyants, athées, agnostiques, tous ont leur place au sein des Alcooliques Anonymes, selon l'association qui défend son indépendance, sa tolérance et sa liberté de conscience. «Moi qui étais athée et anticléricale, je suis d'abord allée aux AA à reculons, je faisais l'amalgame entre spiritualité et religion, raconte Andrée*, alcoolique abstinente depuis vingt-sept ans et secrétaire d'une antenne locale du mouvement. En réalité, il est question de trouver quelque chose d'extérieur à soi-même. Pour moi, c'est la force du groupe, quelque chose de plus fort.»
Elle précise ne toujours pas pratiquer de religion et insiste également sur la reconnaissance par l'État des AA en tant qu'association loi de 1901. «Le mot “secte” revient beaucoup, mais si on était une secte, l'Académie de médecine ne nous aurait pas récompensé de la médaille de vermeil en 2002!», ajoute-t-elle.
Alice rappelle quant à elle que le plus important reste l'absence d'injonction. «Chacun fait comme il le souhaite, à sa manière et à son rythme. Certains demeurent même à la première de nos étapes, sans invoquer de puissance supérieure, et ils sont évidemment les bienvenus quand même.» Selon elle, la branche française du mouvement ne s'appuie sur aucun dogme, aucun texte sacré et propose des alternatives pour que tous les participants s'y sentent bien.
Au sein du groupe de parole suivi, marqué par une couleur particulièrement agnostique, c'est d'abord l'entraide qui est mise en avant par les participants, tous âges confondus. «Accorder sa confiance au groupe, c'est déjà se créer une certaine foi, analyse Pauline*. L'effort de se tourner vers l'autre représente une puissance supérieure! Après, que cette puissance soit une montagne, un lutin ou autre chose…» Un raisonnement appuyé par Louis. «L'idée n'est pas d'arriver à une foi béate en quoi que ce soit, mais de réfléchir à un chemin en dehors de soi.»
Si eux croient une appartenance possible aux AA malgré leur prudence vis-à-vis de la religion, d'autres sont plus catégoriques. Ils sont ainsi nombreux à être réfractaires au mouvement qu'ils jugent endoctrinant. Bruno, alcoolique abstinent depuis presque vingt ans, n'a jamais participé à aucune organisation d'entraide. «Je ne connaissais pas particulièrement la dimension religieuse des Alcooliques Anonymes mais clairement, cette spiritualité m'aurait rebuté, soutient le sexagénaire. J'aurais eu peur d'un embrigadement, d'un côté sectaire.»
Membre de l'association, Andrée admet qu'il est encore fréquent de se heurter à des personnes refroidies par cet aspect. «Quand on va rencontrer des patients alcooliques, à l'hôpital ou en prison, on se le prend souvent en pleine figure lorsqu'on débarque. Il y a effectivement des gens inquiets, rejetant cette dimension spirituelle.»
Selon la septuagénaire, l'importance est de faire de la pédagogie, mais aussi d'accepter les refus. «Il n'y a pas que nous, il y a aussi d'autres associations d'anciens buveurs! Je suis capable d'orienter les gens qui veulent arrêter de boire vers des alternatives. Le principal, c'est d'arrêter l'alcool et d'être heureux.» Quant à abandonner les références religieuses au sein du mouvement, la question n'est pas d'actualité. Même si en France, pays laïc au contraire des Etats-Unis, les Alcooliques Anonymes ont un temps craint que ce ne soit un frein à l'implantation du mouvement.
Si l'Hexagone n'est pas l'État le plus développé au monde en nombre de groupes d'AA, l'organisation reste malgré tout attachée à ses principes fondamentaux. «Il n'a jamais été question de modifier le mot “Dieu”, tranche Alice, responsable des relations publiques chez AA France. Nos douze étapes, c'est ce qui nous lie. On ne contourne pas le mot “Dieu”, mais on l'explique en parlant de “puissance supérieure” et la compréhension du terme est de mieux en mieux comprise.»