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"Addictions, la force du groupe pour s'en sortir"
in "Le Temps" (Suisse), 5 Mars 2022
Dans «Revivre», le psychologue Philippe Cavaroz souligne les vertus du collectif et de la spiritualité laïque pour aider les personnes addicts à en finir avec leur consommation
La méthode promue par Philippe Cavaroz vise l’abstinence totale, avec le soutien assidu d’un groupe de pairs. Un substitut médicamenteux peut être prescrit mais pas dans la durée.
Bien sûr, les réunions des Alcooliques Anonymes (AA) ou Narcotiques Anonymes (NA) font un peu sourire. Déjà, parce qu’on les voit régulièrement dans les séries américaines. Surtout, parce que ces réunions suivent un protocole très codé, basé sur l’humilité, la transparence et la force spirituelle, qui n’a pas changé depuis leur création, il y a près de cent ans.
N’empêche. Face aux addictions qui touchent 8 à 10% de la population – beaucoup plus si on compte le nombre de proches impactés –, la méthode en 12 étapes définie par Bill Wilson en 1935 a trois avantages notables, relève le psychologue et addictologue français Philippe Cavaroz dans Revivre, un ouvrage paru récemment aux Editions Actes Sud.
Trois avantages de taille
D’abord, elle vise l’abstinence totale quand les autres thérapies remplacent souvent les substances addictives par des médicaments (méthadone ou Subutex). Ensuite, elle repose entièrement sur la responsabilité de l’addict qui est acteur de son propre changement. Enfin, elle est gratuite, basée sur le bénévolat, sachant qu’aider les autres à travers les fonctions de parrain et marraine fait partie du processus de guérison.
Qui dit mieux? demande l’auteur, regrettant qu’en France, cette méthode suscite tant de méfiance alors qu’«aux Etats-Unis, 23 millions d’habitants suivent à chaque instant l’un des nombreux programmes de rétablissement». Idem «en Iran, avec 100 000 inscrits aux Narcotiques Anonymes et en Islande qui affiche l’une des prises en charge les plus réussies en matière d’addictologie en s’inspirant de ce modèle».
Si ce protocole obtient de meilleurs résultats que d’autres démarches – ses taux d’abstinence oscillent entre 22 et 37% contre 15 à 25% –, c’est «parce qu’il privilégie la solution sur le problème», explique le psychologue qui s’est formé auprès de l’Anglais Robert Lefever, addictologue phare au Royaume-Uni.
La solution? L’abstinence totale. Avec le soutien quotidien du groupe au début, en tout cas pendant 90 jours, puis hebdomadaire au fil des années. Avant cela, l’addict doit évidemment prendre conscience de sa dépendance, en réalisant à quel point le produit régit sa vie, pourrit son quotidien. Philippe Cavaroz insiste : personne ne peut désirer le changement d’un dépendant à sa place. Les conjoints et parents qui se mobilisent à cette fin entrent en général dans un principe de codépendance.
«Le problème des addicts, c’est la substance; celui des proches, c’est l’addict. Traumatisée, la famille développe une propension obsessionnelle à vouloir contrôler et changer son addict.» La bonne attitude? «S’éloigner du dépendant avec amour et ne plus lui éviter les conséquences de son addiction. C’est dur, mais plus vite il touchera le fond, plus vite viendra l’envie de s’en sortir», conseille l’addictologue.
Et ensuite? «La première étape pour le dépendant est d’accepter son impuissance face au produit, drogues ou alcool.» C’est injuste, mais nous ne sommes pas égaux en la matière . Quand la plupart des individus peuvent consommer un verre sans vider la bouteille, 8 à 10% de la population ne parvient pas à s’arrêter. Ni aujourd’hui, ni jamais. Ce qui signifie pour ces personnes une abstinence à vie difficile à accepter. «J’ai vu des patients sobres depuis dix ans reprendre un verre en pensant maîtriser leur consommation et se réveiller sur un banc le lendemain, incapables de dire ce qu’il s’était passé, témoigne le thérapeute. C’est pour cela que les dépendants continuent à s’appeler «dépendants» même après leur sevrage.»
Ce premier pas, qui demande beaucoup d’humilité, peut être accompagné d’un substitut médicamenteux, le temps de décrocher. Mais c’est surtout la fréquentation quotidienne des groupes d’AA ou de NA qui soutient le mieux le concerné, assure l’auteur. Pour plusieurs raisons. Déjà, pour la première fois, l’addict rencontre en nombre des gens qui ont vécu la même chose que lui et parlent de leur addiction en toute décomplexion. C’est une libération. Ensuite, quand il est prêt, l’addict prend la parole à son tour et livre les exactions et humiliations qu’il a subies et fait subir pour consommer. C’est le moment de la catharsis qui «permet de faire le ménage» et de reprendre le contrôle de sa vie.
Enfin, seul avec son parrain, ou seule avec sa marraine – le sponsor est toujours du même genre que le dépendant – , l’addict remonte le fil de sa vie pour comprendre ce qui l’a amené à consommer. Plus tard, le protocole des 12 étapes enjoint encore au dépendant de considérer qui il a blessé et comment il peut présenter ses excuses. Puis d'approfondir sa spiritualité et, finalement, d'aider les autres à son tour.
Si la France, descartienne et lacanienne, rejette ce protocole, c’est sans doute à cause de sa dimension spirituelle. La méthode des 12 étapes préconise en effet et très vite le recours à une puissance supérieure visant à remplacer le blast du produit et à soutenir l’addict dans les moments de manque les plus violents.
«Au départ, dans l’Amérique des années 1930, il s’agissait de Dieu, d’où la prière de sérénité qui clôt toutes les séances. Mais, aujourd’hui, n’importe quelle entité hors de soi-même fait l’affaire, explique Philippe Cavaroz. Le principal, c’est que l’addict, qui est très égocentré et isolé, s’en remette à une présence qui le dépasse, le reconnecte aux autres et veille sur lui.»
D’ailleurs, les groupes AA ou NA ne sont pas que de gros cocons rassurants. Ils obligent aussi l’addict à travailler sa pensée et sa mémoire, fonctions cognitives en général inhibées par l’abus du produit, à travers les récits et les souvenirs qu’il doit livrer. «J’ai souvent été frappé par l’humour et l’autodérision de ces meetings, note l’auteur. Beaucoup de dépendants se qualifient de drama queen pour sourire de leur propre sensibilité!»
Certaines voix reprochent à ces réunions de devenir centrales dans la vie de l’addict. «Il n’y a pas de règle, conclut l’auteur. Chacun décide du nombre de réunions en fonction de ses besoins. De toute façon, je préfère voir les gens consommer des réunions plutôt que du rosé et du crack. Ce qui est sûr, c’est que, par son travail d’introspection, la force du groupe et l’esprit de connexion qu’engendre sa spiritualité laïque, cette méthode aide de nombreux addicts à se libérer du produit qui oppresse leur vie. Encore une fois, qui dit mieux?»
"ALCOOL: TROP, C'EST COMBIEN?"
in "Le Matin Dimanche" (Suisse), 24 Octobre 2021
Extrait :
«J’ai commencé à boire adolescent et j’ai tout de suite perçu le pouvoir de ce produit en termes de confiance en soi et d’aide à l’intégration. Il m’a semblé dans un premier temps que l’alcool pouvait m’aider à surmonter ce que je considérais comme un handicap, confie Jean-Pierre*, aujourd’hui à la retraite. Puis c’est devenu mon quotidien pendant quarante ans, avec jusqu’à une bouteille d’alcool fort par jour.» C’est alors le cercle vicieux qui referme son piège. L’alcool peut d’abord être perçu comme une sorte d’auto-traitement, déclenché par des situations qui sont autant de facteurs de risque. Parmi elles: phobie sociale, dépression, trouble anxieux, mais aussi niveau socio-économique, deuil, âge avancé… «La vulnérabilité de chacun est très personnelle, la part génétique n’explique qu’une partie des addictions», précise Daniele Zullino.
Jean-Pierre revient de loin. Après de multiples problèmes de santé, il est aujourd’hui totalement sobre et mesure pleinement l’impact de l’addiction qui «a mis en danger les fondements mêmes de [sa] vie». Famille, travail, santé, liens sociaux, aucun domaine n’est épargné. Pour le retraité, le bout du tunnel a pris l’apparence d’un groupe d’entraide d’Alcooliques Anonymes. «Le processus s’est fait en plusieurs étapes, mais lors de la première réunion, j’ai pris conscience que j’avais un trésor entre les mains, des outils qui allaient vraiment pouvoir m’aider.» Ces groupes de parole entre pairs, aussi appelés «traitements communautaires», se basent sur un programme d’actions en plusieurs étapes et un système de valeurs et de fraternité. Plusieurs études ont démontré l’effet bénéfique de ces groupes de soutien.
"AA, un air de famille"
in "Le Vif/L'Express" (Belgique), 7 Mai 2020
Les Alcooliques Anonymes se sont adaptés à la crise sanitaire : leurs rencontres se tiennent désormais par vidéoconférences. Le lien, essentiel, est ainsi sauvegardé, donnant à ces autres réunions familiales un sens tout particulier.
Sur l'écran, les cases s'allument une à une. Des visages s'y glissent, femmes, hommes, plus ou moins jeunes, plus ou moins chevelus, avec ou sans lunettes. Ils sont dans le canapé de leur salon, dans leur bureau ou leur cuisine. On distingue derrière eux des plantes, des livres, un tableau. Une réunion par vidéoconférence comme on en connaît tant, ces dernières semaines. Sauf que. " Bonsoir à tous et bienvenue. Je m'appelle Nanou (1) et je suis alcoolique. J'ai l'honneur de modérer cette réunion. Vu que nous sommes seize, je prévois un temps de parole de cinq minutes par personne. Je sais, c'est court... Vinciane, veux-tu commencer ? "
Vinciane sourit. " Je n'ai pas consommé aujourd'hui et je suis contente ", dit-elle, avant de dérouler son existence de trentenaire, trempée dans l'alcool dès ses 14 ans. " Boire gâchait tout dans ma vie, résume-t-elle. J'ai plusieurs fois essayé d'arrêter, seule, en vain. Je voulais, comme tout le monde, vivre en couple et devenir maman, ce que l'alcool rendait impossible. " Un soir de juin, elle prend sa voiture, décidée à s'encastrer dans un mur et à mettre un point final à cet enfer. Elle s'en sort avec quelques ecchymoses. " Même Dieu n'a pas voulu de moi ", soupire-t-elle. Quelques heures plus tard, elle pousse la porte des Alcooliques Anonymes. Elle ne les lâchera plus. Neuf ans après, elle sourit dans sa petite fenêtre sur l'écran de l'ordinateur.
Je me suis demandé un jour s'il était normal de boire en cachette dans les toilettes.
Fabian, lui, buvait dans sa voiture. Il avait son itinéraire, parsemé de night shops différents pour ne pas attirer les soupçons. " J'aurais pu y avoir une carte de fidélité ", déclare-t-il. Au cachot du commissariat de police de Namur aussi, d'ailleurs, où il se retrouve une nouvelle fois après un accident de voiture. Depuis trois ans, il n'a plus touché à une goutte d'alcool. " J'ai réalisé que je voulais une autre vie. Je me suis aussi débarrassé de gens nocifs, qui me faisaient du tort. " Depuis lors, il participe à deux réunions des A A par semaine. " J'en ai besoin. On forme une famille. On se tient la main. Je n'ai jamais connu ça auparavant. "
Valériane ne dit pas autre chose. " Je reçois avec vous plus d'amour que de ma propre famille ", souligne cette ex- insomniaque qui ne dormait que trois heures par nuit, " les seules de la journée durant lesquelles je ne buvais pas ". Les défis à l'alcool qu'elle voit aujourd'hui fleurir sur les réseaux sociaux lui font mal. " C'est dur de voir ça. Je passe par des hauts et des bas. " " Le confinement ne doit pas être une raison pour boire ", embraie Mick, qui se présente toujours comme alcoolique bien qu'abstinent depuis trente ans. Venu du Québec par les ondes, il a rejoint la réunion, où il ne connaît personne. Peu importe. Il y vient comme les autres pour " entendre des gens heureux raconter une vie qui ressemble tant à la sienne ". L'accueil est toujours le même, tendre tapis d'herbe où chacun peut venir s'allonger, déposer ses doutes et ses victoires, ou redire la puissance de l'appel de l'alcool. Redoutable chant des sirènes auquel il faut sans cesse décider de rester sourd. Une épreuve quotidienne, même après autant d'années d'abstinence. " Arrêter, c'est très, très dur, insiste Jean-Pierre. Imaginer ne plus boire de toute sa vie, quand on est alcoolique, c'est impossible. Alors on essaie par tranche de 24 heures. La tâche d'un homme ne peut se mesurer qu'à cette aune-là. Ici, on ne parle pas du passé. Et du futur, on ne sait rien. Alors, on vit une journée après l'autre. Pour certains qui nous rejoignent, l'effort consiste même à ne pas boire pendant une heure, puis celle qui suit, puis la troisième. "
En regardant ces visages sur l'écran, plutôt souriants, on a du mal à imaginer les gouffres de souffrance par lesquels ils sont passés. Du temps où ils buvaient, d'abord. Et pour en sortir, ensuite. Pour beaucoup d'entre eux, la vie n'a longtemps été qu'une série de blessures qui ont laissé sur leurs âmes autant de cicatrices. Une mère abandonnique, un verre d'alcool poussé entre leurs mains d'enfants dès leurs 12 ans, des parents alcoolo-dépendants, des compagnons violents, des séparations destructrices, des dettes. Plusieurs ont tenté de mettre fin à leurs jours ou y ont pensé. " Jusqu'à ce qu'un jour, mon fils me montre la bouteille sur la table, en me fixant et sans dire un mot, je n'avais pas compris que l'alcool m'avait détruite. Jusqu'alors, je n'avais pas trouvé le mode d'emploi de ma vie ", résume Nanou. Autour d'elle, dans leurs lucarnes, tous opinent.
" Je suis un peu triste d'avoir consommé aujourd'hui, soupire Mathias. Mais je vis mal le confinement. C'est une entrave à mon abstinence. Les défis à l'alcool sur Facebook me choquent. Chaque fois, je ressens l'alcool qui descend dans mon corps et qui fait comme un soleil dans mon âme... Mais je ne me sens pas coupable de ma vie. Quand j'arrive à ne pas boire pendant deux mois, je suis un autre homme. Je suis même heureux. " Dans trois mois, il sera papa.
" Moi, j'ai plutôt eu une vie tranquille, intervient Merlin. Des parents aimants, une scolarité normale, aucun souci particulier. Mais j'aimais bien faire la fête. Petit à petit, j'ai commencé à perdre mes clés ou mon portefeuille. J'additionnais les accrochages en voiture. Un jour où j'avais ma fille avec moi, je me suis endormi en laissant des pizzas cuire dans le four. Ma famille m'a alerté. Je me suis demandé si c'était normal, de boire en cachette dans les WC. J'ai longtemps cru que je pouvais gérer ma consommation. Mais il faut totalement arrêter. Bonnes 24 heures à vous tous ! "
" Moi aussi, j'étais sûr que je contrôlais ma consommation, abonde Pierre. Jusqu'à ce que je rencontre un médecin, qui m'a demandé ce que je buvais par jour. J'ai répondu "une quinzaine de verres", alors que j'en avalais le double. C'est lui qui m'a conseillé de me rendre chez les A A. Quand j'y suis arrivé, les autres m'ont dit : "Du moment que tu as envie d'arrêter, même si tu bois, on s'en moque". Ils ne m'ont pas jugé. Ils m'ont souri. Et, surtout, ils m'ont laissé le choix. " C'est ainsi qu'il a arrêté.
Chacun a tissé avec l'alcool une histoire d'amour différente. L'une parle d'un coup de foudre ressenti avec ses premiers verres bus à la kermesse du village, l'autre d'une révélation, le troisième, d'un dieu. Certains boivent seuls, tout le temps. D'autres, toutes les trois semaines, mais jusqu'à tomber par terre. " Un petit verre ne m'intéressait pas. Ce que je voulais, c'était me défoncer ", confie Bérénice. D'aucuns ont l'alcool mondain et invitent à tour de bras, pour boire pendant la préparation du repas, pendant le repas et pendant la vaisselle qui suit. Mine de rien. Tout est bon pour boire, jusqu'au mensonge. Jusqu'à la dissimulation. Que de fioles cachées dans les chasses des toilettes ! " Lorsque mon mari, qui ne buvait pas, m'a quittée, je n'ai même pas été triste. Je me suis juste dit : chouette, je vais enfin pouvoir boire comme je veux ", se souvient Fanchon. Il y a dix-huit ans qu'elle est abstinente. " Je suis née ce jour-là. J'ai arrêté de mentir, de tricher, de tromper. J'ai retrouvé depuis lors tout ce que j'avais perdu, et d'abord l'honnêteté. Mais je reste vigilante. "
À chaque défi Facebook, je ressens l'alcool qui fait comme un soleil dans mon âme.
C'est que l'ennemi est redoutable. Alors en ces temps de confinement, le soutien du groupe est plus essentiel que jamais : il fallait que la communication continue à passer entre eux. " Sans les A A, je ne serais plus là ", martèle l'une. Le lancement de réunions par vidéoconférences et la page Facebook des A A sont plus que des bouées. " On ne ressent pas le contact ni la chaleur comme en vrai, mais sans réunion, ce serait dix fois pire ", affirme Nanou. " Ce qui nous manque pour l'instant, embraie Pierre, ce sont les accolades et embrassades, les apartés, et tout ce qui se dit, souvent essentiel, lorsqu'on fait la vaisselle à quinze dans la cuisine, à l'issue de nos rencontres. " Plusieurs assurent que le confinement leur permet de progresser dans la connaissance d'eux-mêmes, un enjeu qui traverse aussi les réunions. " Quand des alcooliques sont confrontés à une épreuve, il faut qu'ils réactivent la vigilance, rappelle le psychiatre Michel Evens, invité du jour. Mais ce qu'ils ont vécu leur permet parfois d'être mieux armés que d'autres pour traverser les épreuves de la vie. " Ce serait bien la première fois que l'alcool leur donne un avantage sur le reste du monde.
(1) Tous les prénoms ont été modifiés. alcooliquesanonymes.be