"LES AA SONT-ILS DÉPASSÉS ?"
in "La Presse+" (Québec), 14 octobre 2014
LES AA SONT-ILS DÉPASSÉS ?
Selon un psychiatre américain, le mouvement des Alcooliques Anonymes aurait un taux de succès de 5 à 8 %. Or, depuis près de 80 ans, cette approche est la colonne vertébrale du rétablissement des personnes souffrant de dépendances, que ce soit l’alcoolisme, la toxicomanie, le jeu ou bien d’autres encore. Fait-on fausse route ?
UN DOSSIER DE NOTRE COLLABORATRICE MARIE LAMBERT-CHAN
LES AA EN CHIFFRES
170 : Nombre de pays où sont présents les Alcooliques anonymes
114 000 : Nombre de groupes AA dans le monde
2 138 421 : Nombre estimé de membres dans le monde, dont 93 565 au Canada
65 % : Pourcentage des membres qui sont des hommes
40 : Pourcentage des membres qui disent avoir été invités à se joindre aux AA par un professionnel de la santé
62 % :Proportion des membres qui ont reçu des soins de nature médicale, psychologique, spirituelle ou autre après leur adhésion au mouvement
49 ans : Âge moyen des membres
10 ans : Période d’abstinence moyenne des membres
2,6 : Nombre moyen de réunions auxquelles participent les membres chaque semaine
1 sur 6 : Aux États-Unis, 1 personne sur 6 qui assiste aux réunions des AA le fait afin de se conformer aux directives d'un tribunal, d'une prison ou d'un employeur
Sources : Bureau des services généraux des Alcooliques anonymes et Le monde des AA d’Amnon Jacob Suissa
ANDRÉ
Membre responsable du groupe AA Midi Villeray, 76 ans
Chaque jour, André accueille les membres de son groupe dans le sous-sol de l’église Notre-Dame-du-Rosaire à Montréal. Il offre du café et des bouteilles d’eau, serre des mains, rassure les nouveaux et couve d’un regard protecteur ses filleuls – les alcooliques qu’il parraine – ainsi que les filleuls de ses filleuls. « Les AA, c’est une chaîne de bien-être », affirme-t-il.
Cela fait 34 ans qu’André est membre responsable du groupe. Cela fait aussi 34 ans qu’il n’a pas bu une goutte d’alcool. « De l’âge de 13 ans jusqu’à 43 ans, je buvais de 2 à 3 bouteilles de 40 onces par jour, du jeudi au dimanche, raconte-t-il. J’avais mille et une raisons de consommer. Je buvais quand je gagnais de l’argent. Je buvais quand j’en perdais. Je buvais pour faire mal aux autres comme pour ne pas leur faire mal. Dans le fond, je ne m’acceptais pas. »
Il a fallu plusieurs personnes pour le convaincre d’assister à une réunion. « Pour moi, un alcoolique, c’était un robineux, ce qui n’était pas mon cas puisque j’avais un emploi et de l’argent », dit celui dont le père et le frère étaient aussi dépendants à l’alcool.
Comme plusieurs membres, André est persuadé qu’il serait déjà mort si ce n’avait été des AA. « C’est un mode de vie spirituel qui a changé ma manière de penser et d’agir », confie-t-il.
« Je comprends que je n’ai rien à prouver à personne. Ce faisant, je peux apporter aux autres. C’est vraiment ça, le secret dans les AA : l’implication. Tout ce que tu reçois, tu le remets au suivant. »
« ON EST DES MILLIONS À NE PAS CONSOMMER »
André ne se fait pas d’illusion : les AA ne sont pas faits pour tout le monde, « mais c’est efficace parce qu’on est des millions à ne pas consommer », souligne-t-il. « Un alcoolique aura toujours envie de boire. C’est une maladie. Il faut qu’il atteigne le fond pour qu’il décide de changer. C’est là qu’on peut l’aider. Certains comprennent vite, d’autres, non. J’en ai vu de toutes sortes. Je ne les juge pas. Parfois, il suffit d’une phrase prononcée par un autre membre pour qu’ils allument. »
Lui-même ne se rappelle pas cette phrase qui a provoqué un déclic dans son cas. « Je pense plutôt que c’est le bon Dieu qui s’est servi de moi pour aider les autres, croit-il. Le jour où il sera tanné, il viendra me chercher. Je n’ai pas peur de mourir parce que j’ai déjà été mort pendant toutes ces années où j’ai bu. »
MONICA RICHARDSON
Militante anti-AA, 58 ans
Monica Richardson assiste à sa première réunion des AA à 18 ans. « Je viens d’un foyer brisé, raconte-t-elle. J’anesthésiais ma douleur avec l’alcool. À un certain point, je m’enivrais tous les soirs jusqu’à ce que je m’endorme. » Un jour, elle en a assez. Elle cesse de consommer du jour au lendemain. Deux semaines plus tard, elle rencontre un gars sur une plage d’Hawaï, où elle vit à l’époque. Membre des AA, il l’invite à se joindre à eux.
« C’était très relaxe, très hippie, décrit-elle. On nous présentait les AA comme un buffet : “Prenez ce que vous voulez et faites-en ce que vous voulez !” Néanmoins, je n’ai jamais senti que les 12 étapes m’aidaient vraiment, mais j’y adhérais parce qu’il le fallait. J’ai toutefois aimé l’esprit communautaire, car je me sentais très seule. Aujourd’hui, je me rends compte que j’aurais pu faire partie de n’importe quelle organisation, pourvu que j’y sois acceptée. Les AA sont devenus ma famille et c’est ce qu’ils nous enseignent : “Vos proches ne peuvent pas vous aider, nous seuls le pouvons.” »
Pendant 36 ans, Monica s’implique sur tous les plans : « J’ai fait du café, j’ai été secrétaire, trésorière, marraine, responsable régionale de l’information publique et enfin, représentante du Bureau des services généraux des AA pour la ville de Los Angeles, après y avoir emménagé. »
COMPORTEMENT SECTAIRE ET HARCÈLEMENT SEXUEL
Elle commence à voir les AA sous un nouveau jour lorsque son propre fils connaît des problèmes d’alcool. « Je l’ai amené à une réunion, dit-elle. Quand je l’ai vu se présenter comme un alcoolique et répéter la prière et les étapes, j’ai réalisé à quel point tout cela était sectaire. »
« Ce devait être une réunion pour jeunes, mais la salle était remplie de vieux hommes sinistres, fumant des cigarettes à la chaîne et épiant l’assemblée, surtout les filles. »
Monica Richardson entame alors une campagne contre la « 13e étape », un phénomène bien connu dans les cercles AA. « Ce sont des membres vétérans qui profitent de la vulnérabilité des nouvelles venues pour les harceler sexuellement », explique-t-elle. Elle tente de sensibiliser le Bureau des services généraux, mais rien n’y fait : le mouvement ne veut pas s’en mêler afin de préserver l’anonymat des membres. Écœurée, Monica quitte les AA en 2010. Elle met actuellement la dernière main à un documentaire dénonçant la 13e étape. Il devrait être sur les écrans en 2015. « Les AA sont inutiles et font du mal aux alcooliques. Le monde serait une meilleure place sans eux », déclare-t-elle, sans appel.
Note de Kreizker : concernant Monica Richardson et son film, on se reportera à l'article "Garder la sécurité en AA/Keeping AA safe" : http://0z.fr/cXkZB