Ils sont quinze autour de la table. Neuf hommes. Six femmes. Ce soir-là, c’est jour de fête. Manuel fête ses trente ans… Ses trente ans d’abstinence. Autour de lui, les camarades de galère sont admiratifs. Lors du tour de table où chacun prend la parole quand il le souhaite, Sylvie lâche : « Trente ans, ça me fait rêver ! » Tous ne sont pas certains d’y arriver. Tous y vont pas à pas. C’est d’ailleurs le nom de ce groupe des Alcooliques Anonymes du jeudi soir, à Poitiers. Ici, on ne se met pas d’objectifs trop difficiles à tenir. On pense 24 heures par 24 heures.
« J’étais en prison avec l’alcool j’en suis sorti quand j’ai arrêté »
Comme dit Manuel à chaque réunion : « J’ai arrêté de boire depuis mon dernier verre. » Le dernier verre, c’était donc il y a trente ans. « Je n’ai retenu ni la date ni l’heure mais mon repère, c’est la mort de Gainsbourg et l’effondrement des gradins au stade de Furiani. » 1992, donc.
L’actualité revient souvent dans la bouche des uns et des autres. « Je ne m’intéressais plus à rien », lâche l’une. Alain confie : « L’alcool vous mange tout. On n’a plus envie de lire. Plus envie d’écouter de musique. » Les mots de Philippe sont encore plus forts : « J’étais en prison avec l’alcool. J’en suis sorti quand j’ai arrêté. » Les prises de paroles s’enchaînent. Les expériences diffèrent. Les blessures intimes sont souvent comparables. Et tous ont un objectif commun : cesser définitivement de boire.
Le chemin est plus ou moins long. Didier se présente comme « abstinent, pour le moment ». Lucide, il explique : « J’ai encore du boulot, je le sais, parce que j’ai toujours la petite pensée de cette ivresse qui fait du bien dans les premiers verres. » Sandrine se pose toujours la question : « Les trois premiers verres, ce ne sont pas ceux-là qui posent problème… C’est quand on ne peut plus s’arrêter. » Pourquoi et à quel moment tout bascule ? Aucun n’a la réponse. Sandrine se pince les lèvres. Le corps dit parfois plus qu’une parole. Elle fanfaronne aussi. Mais on sent bien que ce n’est pas si facile de lâcher ces mots : « Je vis avec des pensées d’alcool tous les jours. » Pas fière de ressentir cela. Mais dire ce qu’on a au fond du ventre, c’est le but de cette réunion des Alcooliques Anonymes. Les camarades autour de la table ne jugent pas. Mieux, ils savent… Sandrine poursuit : « Faut voir comment, nous aussi, on trinque. On a pris perpète à cause de l’alcool. » Au contraire de Manuel, elle se souvient de sa date par cœur, et parle d’une renaissance : « Je suis née le 15 mars 2017. »
À chaque réunion des Alcooliques Anonymes, un thème est choisi. Chacun prend la parole, s’il le veut, s’il se sent de se livrer. Ce soir, c’est « ma vie dans l’abstinence » qu’a choisi Manuel, comme un hommage à sa date anniversaire. Aussi pour encourager les camarades. Le sujet est sensible mais, ici, aucun jugement.
« Il y a du respect mutuel »
Marie-Christine se lance : « J’ai eu onze années heureuses dans l’abstinence. Je me suis crue forte… J’ai repris un verre. Juste un… Mais j’ai repiqué. Depuis, je n’arrive plus à reprendre ma vie d’avant. Quand j’étais heureuse. » Pas de larme. Pas de trémolo dans la voix. Elle dit ça, cash. C’est impressionnant de les entendre se livrer avec autant de sincérité. Certes, ce n’est pas leur première réunion. Tous ont fait du chemin. Aucun n’aurait parlé aussi librement, il y a quelques mois encore. Jérôme raconte : « Ici, ils me foutent la paix. On donne son prénom, c’est tout. Ici, il y a du respect mutuel. Sans tous les codes sociaux qui existent à l’extérieur. Dès la première réunion, j’ai ressenti qu’ils arrivaient à mettre des mots sur ma vie. Ils comprennent. »
Pour Richard, « les réunions sont une parenthèse ». Certains proches ne savent même pas. Pas si facile d’en parler aux amis, aux collègues… Anne déplore : « En France, il y a toujours une bonne occasion de boire un petit verre. Même aux enterrements ! » Une pression sociale ? Sans aucun doute. Que ne peuvent pas comprendre ceux pour qui l’alcool n’est que synonyme de fête. Ceux pour qui trois verres suffisent. Aux Alcooliques Anonymes, on a conscience que cela peut aussi être une maladie. Qui brise des vies.
Repères À Poitiers, deux groupes des Alcooliques Anonymes se réunissent chaque semaine : le mardi à 19 h au 198, rue du Faubourg-du-Pont-Neuf et le jeudi à 20 h 30 au 6, rue du Doyenné. Le deuxième mardi de chaque mois et le quatrième jeudi, les réunions sont ouvertes à tout le monde. Certains proches passent alors une tête. « Ici, la porte est symboliquement toujours ouverte. Parce qu’on sait bien que ce n’est pas facile de faire le premier pas en venant aux AA », explique un membre.
Contact : tél. 06.41.32.16.18