« C’EST UNE DES PIRES DROGUES EVER, EN PLUS D’ÊTRE PROMUE ET ENCOURAGÉE. »

Publié le par kreizker

in "Urbania" (Québec), 26 Janvier 2023

Jaser de consommation d’alcool à un meeting des Alcooliques Anonymes.

La consommation d’alcool est sur toutes les lèvres (ho-ho) depuis quelques semaines. 

D’abord, à cause de l’excellent documentaire Péter la balloune qui explore notre rapport à l’alcool et propose un examen de conscience sur notre relation avec le plus vieux lubrifiant social du monde. Ensuite, en raison du dernier rapport du Centre canadien sur les dépendances et l’usage de substances (CCDUS) qui revoit à la baisse la quantité d’alcool jugé à faible risque pour éviter les effets néfastes sur la santé.  

Après des années à se faire marteler à coup de campagnes folichonnes que boire 10 et 15 verres par semaine constituait un plafond de consommation sécuritaire, le nouveau mot d’ordre du CCDUS est reçu comme une bombe : aucune quantité d’alcool n’est bonne pour la santé et boire plus de deux verres d’alcool par semaine présente même un risque « modéré » pour la santé. 

Le groupe d’expert.e.s qui a accouché de ces nouveaux repères a procédé à une revue exhaustive de la littérature scientifique contemporaine, s’alignant avec une méta-analyse publiée dans la prestigieuse revue scientifique The Lancet. Pour plusieurs, il était grand temps de remettre à jour les dernières recommandations du CCDUS datant de 2011 qui occultaient complètement l’impact de l’alcool sur la santé mentale en plus de minimiser celui sur les risques de cancer.

Bref, l’alcool fait jaser. Tou.te.s les chroniqueurs et chroniqueuses de la médiasphère se sont prononcé.e.s sur ces nouvelles recommandations – la plupart en accord – et notamment sur l’ajout d’étiquettes de mise en garde sur les bouteilles. Vous en avez peut-être vous-même parlé avec vos proches durant le temps des Fêtes et procédé à un examen de votre propre consommation.

De mon côté, j’ai été (et je suis toujours) submergé de témoignages de personnes m’écrivant pour me raconter l’impact de l’alcool dans leur vie. Des gens qui ont cessé de boire, ont perdu des proches, réalisent qu’ils boivent trop ou subissent une pression permanente de remplir leur verre. Somme toute, un gros lendemain de brosse collectif au terme duquel on s’ouvre un peu les yeux sur le fonctionnement de notre monopole d’État (relevant du ministre des Finances) et sur le rôle confus d’Éduc’Alcool, cet organisme de prévention financé en grande partie par l’industrie. 

Tout le monde a sa petite histoire et j’avoue me sentir un brin imposteur de me ramasser du jour au lendemain le porte-parole de la sobriété au Québec. Un chapeau qui doit faire sourciller les gens qui me voient encore régulièrement dépasser le stade de la modération. 

En entrevue, je m’efforce de mentionner que notre documentaire n’a aucune visée moralisatrice, que je ne milite ni pour interdire l’alcool à Tout le monde en parle ni pour apposer des images de foies nécrosés sur mes bouteilles de Brouilly. J’ai refusé d’être ambassadeur du mois sans alcool tout simplement parce que je me sentirais phony-baloney. J’aime boire, je ne m’en cache pas et j’aurais du mal à m’en priver un mois, même le plus court de l’année. 

Mais j’aime aussi être informé, c’est pourquoi le documentaire visait surtout à expliquer les rouages de la vente d’alcool au Québec. À partir de là, à nous d’agir en conséquence. 

ÉCOUTER LES AA

Ce long préambule pour résumer mon état d’esprit en me rendant mardi à une réunion des AA (Alcooliques Anonymes) dans le Vieux-Montréal. Après avoir entendu tout le monde ventiler sa consommation d’alcool, je jugeais intéressant de tendre l’oreille vers ceux et celles pour qui la question ne se pose même pas. Entendre ces gens pour qui l’alcool est une maladie incurable et une seule goutte peut mener à la rechute. 

Une vingtaine de personnes s’entasse sur des chaises en plastique dans cette petite salle attenante à la maison Jean-Lapointe. D’emblée, un premier préjugé est mis à mal : plusieurs membres sont jeunes et détonnent parmi les têtes grises et blanches. 

Du café et des biscuits sont servis à l’entrée. 

La camaraderie est palpable, les gens se connaissent, s’enlacent et rigolent en attendant le début de la séance. Celle-ci s’amorce par un moment de silence, suivi de la prière de la sobriété. 

« Mon Dieu, donnez-moi la sérénité d’accepter les choses que je ne peux changer… »

La salle récite d’une voix monocorde la prière traditionnelle, puis Sylvain*, l’animateur, amorce le meeting

« Si t’es nouveau/nouvelle, je te souhaite particulièrement la bienvenue », lance Sylvain en proposant une trousse de départ posée sur la table devant lui avec les fameux jetons d’abstinence (personne n’en prendra aujourd’hui). 

Une dame se lève sous les applaudissements. L’animateur enchaîne avec la lecture des douze étapes des AA, ultime crédo des membres.

« Nous avons admis que nous étions impuissants devant l’alcool, que nous avions perdu la maîtrise de notre vie… »

Sylvain annonce que la réunion d’aujourd’hui sera « ouverte », donc tous les gens présents peuvent prendre la parole pour partager leurs émotions, expériences ou un peu de leur vécu.

« Essayez de vous limiter à trois minutes pour donner la chance aux autres », propose l’animateur. 

Un homme brise la glace.

– Pierre, alcoolique.

– Salut, Pierre.

Pierre confie être sobre depuis six jours, même s’il observe le mouvement des AA depuis 25 ans du coin de l’œil. « J’ai tellement perdu de jobs et fait mal à du monde que ça n’a pas de bon sens… », admet-il sans détour, soulignant son désir de se prendre enfin en main. Déjà, il affirme déceler les premières lueurs de changement, même s’il devine que la route sera périlleuse. « J’ai trouvé des patins pour aller au parc Lafontaine. Je n’avais pas réalisé à quel point c’est une maladie. Au moins, ma dernière bière n’était pas bonne », admet Sylvain dans un silence respectueux. « Ça fait juste six jours, on dirait que c’est six ans… »

Au tour de Simon de prendre la parole. À peine âgé de trente ans, il s’estime aussi chanceux d’être encore là et de trouver le courage de se battre malgré la pression sociale. « J’ai deux ans d’abstinence et c’est tough en tabarnak, surtout dans le domaine de la musique », admet-il dans l’acquiescement général. Ici, tout le monde est capable de se mettre dans les souliers des autres. 

«J’AI JUSTE CONNU DES ÉCHECS. C’EST DIFFICILE D’IMAGINER QU’UN JOUR, JE SERAI BIEN ET SEREIN.»

Rose, dans la vingtaine, ne met pas de gants blancs pour partager ses états d’âme. « Hier soir, je suis rentrée à l’appart et mon coloc était écrasé dans le sofa avec une fille et une bouteille de vin. Ça m’a rendue jalouse et ce matin, je me suis levée en tabarnak. Et là, je suis en tabarnak d’avoir été en tabarnak à cause de ça ! », s’exclame Rose qui s’excuse de ses jurons à travers les rires complices. 

La jeune femme se détend. « J’avais tellement hâte de vous voir, je vous aime et ça me fait tellement du bien de venir ici », résume Rose. 

Dominic, un autre jeune, confie revenir au meeting un peu sur la pointe des pieds. « Je reviens d’une rechute et je pensais que tout le monde allait me détester et me juger… », marmonne-t-il, vite réconforté par la salle empathique. Il n’est pas seul, il l’avait juste oublié. « J’ai juste connu des échecs. C’est difficile d’imaginer qu’un jour, je serai bien et serein », ajoute-t-il. 

Maurice ne veut pas dire son âge, mais précise à la blague avoir découvert le mouvement à vingt-deux ans, il y a cinquante ans. « Malgré tout, j’avance lentement et ça ne fait pas très longtemps que j’applique le programme, que j’assume… », révèle l’homme, louangeant au passage sa famille qui l’épaule étroitement dans sa bataille. « Nous avons passé un Noël extraordinaire. J’ai dit à mes fils que si j’avais envoyé chier quelqu’un cette année, c’est parce que je le pensais vraiment! », lance-t-il dans l’hilarité générale. 

Le temps file à vive allure, la séance est levée. L’assemblée empile les chaises en plastique dans un coin de la salle et quitte les lieux.

J’accroche Rose pour lui demander si elle a entendu parler des nouveaux repères du CCDUS, voire du battage médiatique des dernières semaines sur la consommation d’alcool. Pas vraiment, avoue-t-elle, d’avis néanmoins que la société part de très loin. « C’est une des pires drogues ever, pire que l’héroïne. C’est promu, encouragé, mais l’alcoolisme est une vraie maladie », affirme Rose sans ambages. 

«JE NE VOULAIS RIEN SAVOIR DES MEETINGS, AU DÉBUT. JE ME DISAIS : “JE SUIS JEUNE, PAS QUESTION DE M’ASSEOIR AVEC DE VIEUX ALCOOLIQUES”. MAIS JE SUIS VENUE ET ÇA M’A TELLEMENT AIDÉE.»

Elle applaudit l’idée de mettre davantage la sensibilisation de l’avant. « L’alcool est trop présent et banalisé dans la société. J’étudie à l’université et la prof nous a dit l’autre jour : “Si vous êtes stressé.e.s, prenez un verre de vin”. À la télé, il y a toujours de l’alcool dans les émissions », peste Rose qui a dû faire table rase de son entourage pour échapper à la pression sociale de boire à son âge. 

« Je ne voulais rien savoir des meetings, au début. Je me disais : “Je suis jeune, pas question de m’asseoir avec de vieux alcooliques”. Mais je suis venue et ça m’a tellement aidée », reconnaît Rose qui s’est rendu compte qu’il est possible de s’adonner à des activités sans alcool. « Mais à mon âge, si je me lève en me disant que je vais plus jamais boire de ma vie, ça fait peur en tabarnak. D’où l’idée de prendre les choses 24h à la fois. »

Djalil aussi avait des choses à dire, lui qui n’a qu’une trentaine d’années, mais participe depuis dix ans à des meetings. « C’est quand tu veux arrêter de boire que tu prends conscience de l’omniprésence de l’alcool dans nos vies. Tu ne peux pas aller au parc l’été, c’est un bar à ciel ouvert », explique le jeune homme qui calcule avoir fait huit thérapies en plus d’avoir perdu une blonde, un appart et deux jobs. 

Sur une note d’espoir, il observe une certaine ouverture actuellement sur les enjeux liés à la consommation d’alcool. « Plus de jeunes viennent ici, plus de gens parlent de santé mentale et comprennent mieux la maladie. Je constate une prise de conscience, mais c’est toujours un ping-pong pour avoir accès aux services », tranche Djalil. 

PLUS DE 25 000 PERSONNES POUR LE DÉFI SANS ALCOOL

Je fais un saut à la porte voisine pour rencontrer le directeur général de la Maison Jean-Lapointe, Louis-Raymond Maranda. 

Même si j’ai décliné un rôle d’ambassadeur du 28 jours sans alcool, je souhaite néanmoins l’entendre sur son défi qui réunit de plus en plus d’adeptes avec les années. « On avait 10 000 personnes inscrites en 2019 et là, on est rendus à 25 000 cette année, sans compter tous ceux qui le font sans s’enregistrer », se réjouit M. Maranda, en poste à la tête de l’organisme depuis un an et demi.

Il impute cet engouement en partie à une prise de conscience collective, mais aussi à l’essor de plusieurs produits sans alcool. 

«T’ES UN ALCOOLIQUE, T’ES PAS UNE VIDANGE, T’ES UN HUMAIN EXTRAORDINAIRE, TOI AUSSI.»

Mais à l’instar de Rose, M. Maranda aussi estime que le Québec n’est pas sorti du bois dans l’introspection de ses problèmes de boisson. « Moi, ça fait 35 ans que je suis sorti de thérapie et je ne m’en suis jamais caché, mais il y a encore beaucoup de jugement, de pression sociale », constate M. Maranda qui connaît plusieurs personnes – notamment dans le milieu des affaires – cachant leur statut d’alcooliques de peur de que cela nuise à leur carrière. 

Il lance des fleurs au regretté Jean Lapointe qui a trimé fort pour démystifier la maladie. « T’es un alcoolique, t’es pas une vidange, t’es un humain extraordinaire, toi aussi », lance-t-il, saluant l’importance des personnalités qui assument leur problème d’alcool sur la place publique.

Louis-Raymond Maranda invite enfin la population à réfléchir à d’autres options pour décompresser. « Fais l’amour, va marcher, promène ton chien : l’alcool n’a pas le monopole de la détente », résume-t-il. Je repars en me promettant d’essayer de mettre en application certaines choses entendues aujourd’hui. 

Rose, Djalil et M. Miranda ont raison sur un point : la plupart des plaisirs de notre société sont associés à l’alcool. 

Sans me faire accroire que je vais retrouver le même extase dans le jogging, pourquoi ne pas essayer de chercher de nouvelles alternatives au bonheur? Sans pression, sans me forcer à relever un défi de sevrage, à mon rythme.

Un jour à la fois. 

*Tous les prénoms sont fictifs. 

Publié dans AA Québec

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