Des anciens alcooliques luxembourgeois témoignent: «On n’en guérit jamais»
in "Virgule" (édition française du Luxemburger Wort), 22 Janvier 2025
Cet article devrait être publié en allemand et en portugais prochainement.
Dans le cadre du Dry January, trois membres d’un groupe luxembourgeois des Alcooliques Anonymes ont accepté de se livrer, sans détour, sur leur parcours de vie brisé par l’alcool. Mais aussi sur leur renaissance, acquise au prix d’une volonté sans faille.
Brigitte, Carine ou Franz. Trois prénoms pour trois histoires différentes, mais une même réalité: celle d’avoir, un jour, croisé la route sinueuse et trompeuse de l’alcool. À un moment de leur vie, celui-ci s’est glissé dans leurs habitudes, prenant doucement, mais sûrement, une place qu’ils n’avaient pas prévue. Chacun à sa manière, ils ont vu leur quotidien vaciller sous son emprise, avant de se confronter à la longue marche vers la liberté, notamment grâce au soutien continu du groupe d’entraide des Alcooliques Anonymes (AA) luxembourgeois.
Avec une dignité rare, Brigitte, Carine et Franz parlent de cette période avec une sérénité que seuls ceux qui ont connu ce fléau qu’est l’alcoolisme peuvent comprendre. Dans le cadre du Dry January, ce mois sans alcool, leurs paroles résonnent un peu plus profondément.
Pour Brigitte, c’est durant son adolescence qu’elle découvrira l’alcool, dans un milieu familial où la boisson était omniprésente. Au fil des années, sa consommation ne fera qu’augmenter jusqu’à ce que celle-ci lui cause des problèmes dans son couple. «Je n’arrêtais pas de faire des bêtises. En fait, une fois que je prenais un verre, je ne parvenais tout simplement plus à m’arrêter de boire. Je ne savais pas comment m’arrêter», résume-t-elle. Elle se souvient notamment de nombreux accidents de la route causés par la boisson. «J’étais un vrai danger public sur les routes et j’ai provoqué plusieurs accidents, heureusement sans gravité. Je ne me rendais toutefois pas compte de ma consommation problématique.»
Je sais que si je retouche à une seule goutte d’alcool, je risque de retomber dans mes travers.
Dans son malheur, vers l’âge de 26 ans, Brigitte trouvera un médecin très compétent, qui parviendra à mettre des mots sur la maladie dont elle souffre. «Il m’a donc envoyé chez les AA. C’est là que j’ai appris à me prendre en main. C’était en 1986», dit celle qui n’a plus bu une goutte d’alcool depuis 1993. «En début d’abstinence, le manque était évidemment difficile à gérer mais aujourd’hui, je sais me contenir. Toutefois, je sais que si je retouche à une seule goutte d’alcool, je risque de retomber dans mes travers. Bien sûr, voir son entourage boire autour de soi, dans une région festive comme la nôtre, ce n’est pas facile. Mais je fais avec.»
Une tentative de suicide salvatrice pour Carine
Sa dépendance aux drogues dures, à l’alcool et aux médicaments, Carine en parle sans détour. «Vers 14 ans, j’ai commencé à fumer mes premiers joints et à prendre de la cocaïne», explique-t-elle. «Mais je m’étais toujours jurée de ne pas toucher à l’alcool, mon père étant un ancien grand buveur.» Malheureusement, ce qui devait arriver arriva et Carine sombrera peu à peu dans l’alcoolisme. «Le psychiatre que je consultais m’avait prescrit des calmants qui, bien qu’efficaces, ne se mélangeaient pas du tout avec l’alcool. J’en étais arrivé à un point où mon réveil, c’était du café chaud avec du schnaps dedans.»
C’est le début d’une longue descente aux enfers pour la résidente. «Le cocktail alcool/médicaments m’a amené tout un tas de problèmes dans mon travail ainsi qu’avec ma mère. J’étais aussi devenue maman entretemps et lorsqu’il a eu sept ans, mon fils a été pris en charge par les services sociaux.»
Je traînais aux abords de la gare de Luxembourg, avec d’autres toxicomanes. J’étais très agressive et je n’hésitais pas à frapper.
Alors au fond du trou, Carine continue de creuser encore. «J’ai continué à boire et à me droguer encore davantage. Je me souviens que je traînais aux abords de la gare de Luxembourg, avec d’autres toxicomanes. J’étais très agressive et je n’hésitais pas à frapper», souffle-t-elle. Acculée, remplie d’idées noires, la Luxembourgeoise prend la décision d’en finir avec la vie. «Je me suis gavée de médicaments et d’alcool. Soudain, je sentais que je ne parvenais plus à respirer.» Dans la tête de Carine se déclenche un électrochoc. «J’ai eu la trouille, j’ai eu peur. Je me suis rendu compte que je voulais vivre plus que tout.»
Elle parvient à contacter son docteur qui la tirera d’affaire in extremis. «J’ai ensuite suivi une cure. C’est là que j’ai compris que j’étais dépendante et que cela n’avait rien à voir avec un manque de caractère de ma part.» Au sortir de la cure, à l’âge de 30 ans, elle intégrera plusieurs groupes de AA avec lesquels elle tentera de se reconstruire petit à petit. «J’ai laissé tomber toutes mes anciennes relations pour me construire un nouveau cercle social»
Grâce à son courage et à ses nouvelles relations, Carine, aujourd’hui âgée de 67 ans, est parvenue à vaincre ses démons et entamer une seconde vie. «J’ai bâti ma maison et j’ai pu retrouver un travail qui m’a fait travailler avec des enfants pendant tout un temps. Je vis seule, avec mes trois chats, mais mon fils, qui a aujourd’hui 44 ans, a eu un enfant. Je prends donc mon rôle de grand-mère très à cœur. On peut tout résoudre dans la vie. Le tout est de pouvoir trouver la volonté nécessaire.»
Une belle renaissance pour celle qui veut désormais respecter sa promesse d’abstinence jusqu’à la mort. «Aujourd’hui encore, je ne veux plus me rendre sur les lieux où j’allais lorsque j’étais au plus mal», explique celle qui est désormais sobre depuis 38 ans.
Franz a frôlé le syndrome de Korsakoff
Franz, 62 ans, est le plus «jeune» des trois témoignages que nous avons recueillis en termes d’abstinence. «Je ne bois plus une goutte depuis deux ans», dit-il. Il faut dire qu’il s’en est fallu de peu pour que le Luxembourgeois ne soit plus là pour raconter son histoire.
Celle-ci débute en réalité le 7 décembre 2022, le jour où tout a basculé pour Franz. «Avant cette date, je buvais effectivement beaucoup, mais je ne me considérais pas du tout comme étant alcoolique. Je pensais avoir ma consommation sous contrôle, tant que mon corps pouvait le gérer.»
Seulement voilà, ce jour-là, Franz s’effondre littéralement à son domicile, inconscient. Hospitalisé au CHL, le résident subira toute une batterie d’examens qui révélera qu’il a fait une crise épileptique, suivi d’un arrêt du cœur pendant trois longues minutes. «Les docteurs m’ont dit qu’au vu de ma situation, j’étais propice à développer le syndrome de Korsakoff, un grave trouble cérébral lié à une consommation excessive et qui mène à une démence totale.»
Je buvais afin de gérer mes émotions. Or, je ne faisais qu’appliquer un brouillard temporaire sur mes problèmes
Franz prend alors conscience de la gravité de sa situation, provoquée par l’alcool. Il comprendra plus tard qu’il était un «Spiegeltrinker». C’est-à-dire un buveur qui peut contrôler sa consommation quotidienne, mais pour qui il est impossible d’arrêter de boire, même pendant quelques jours. «L’alcool était donc permanent dans mon quotidien, du matin au soir et à un certain niveau. J’étais à environ 12 bouteilles de bière par jour», détaille-t-il. «Je ne buvais pas pour le goût, mais plutôt pour gérer mes émotions, étant quelqu’un de très sensible. Tout du moins, je croyais que cela m’aidait à le faire. En réalité, l’alcool ne faisait qu’appliquer un brouillard à mes problèmes, qui revenaient encore plus forts par la suite.»
L’homme devra réapprendre à marcher, notamment au sein du Rehazenter. «J’ai également suivi une thérapie en Allemagne, où cela est généralement plus strict qu’au Luxembourg. J’y ai également suivi plusieurs groupes de parole.» De retour au Grand-Duché, il participera à un groupe des AA et ne lâchera plus ce dernier depuis lors. «Cela me permet de recharger mes batteries, d’être conscient d’où l’on vient. Aujourd’hui, je ne veux plus boire, car je souhaite profiter de la vie, y compris dans les choses les plus simples.»
«La dépendance émotionnelle reste toute la vie»
Bien qu’ils soient désormais tous les trois abstinents depuis un long moment, les trois protagonistes participent toujours, et de manière assidue, aux rendez-vous de leur groupe des AA. «C’est très important pour moi», insiste Brigitte. «Il n’y a pas vraiment de méthode pour arrêter de boire, car c’est un travail qui doit venir de soi-même. Je m’y rends pour parler de mon parcours, écouter et émettre des éventuelles suggestions aux participants. Dans tous les cas, il n’y a jamais aucun jugement ou d’attaque de la part des participants», insiste Brigitte.
Franz va même plus loin. «On ne guérit jamais de l’alcoolisme», assure-t-il. «L’abstinence physique, elle ne dure que six ou huit jours environ. Mais la dépendance émotionnelle, en revanche, elle reste toute la vie».
Je m’interdis également les chocolats contenant de l’alcool, ou même les sauces !
Il prend d’ailleurs cet exemple qui pourrait sembler insolite aux premiers abords, mais qui illustre pourtant ce combat quotidien. «Je ne bois évidemment plus de boissons alcoolisées, mais ce n’est pas tout. Je m’interdis également les chocolats contenant de l’alcool, ou même les sauces ! C’est une manière d’éviter de ne pas duper notre cerveau, qui garde ce goût dans sa mémoire, et lui faire croire que nous avons bu quelque chose d’alcoolisé».
Au travers de ces témoignages, Franz, Carine et Brigitte rappellent que, face à l’alcoolisme, il n’y a ni fatalité ni honte à demander de l’aide. En guise de conclusion, et d’une seule et même voix, ils rappellent que chaque petit pas compte, chaque victoire personnelle a du sens. Car au final, la sobriété se construit, comme eux, un jour à la fois.
Les Alcooliques Anonymes (AA) ont été fondés en 1935 par Bill Wilson et le docteur Bob Smith aux États-Unis. Tous deux alcooliques, ils partageront , dans un premier temps, leurs expériences et constateront que parler de leurs luttes respectives les aide à tenir. Ce dialogue marque ainsi le point de départ des Alcooliques Anonymes.
En partageant leurs histoires et en s’entraidant, ils ont créé une méthode basée sur 12 étapes pour aider les alcooliques à retrouver la sobriété. En quelques mots, ce programme met l’accent sur l’anonymat, le soutien mutuel et la reconnaissance de son impuissance face à l’alcool. Rapidement, le mouvement s’est étendu à l’international et continue, encore aujourd’hui, d’offrir une approche communautaire sur la question de l’alcoolisme.
Au Luxembourg, plusieurs réunions sont organisées chaque semaine par différents groupes, et ce, aux quatre coins du pays. Certaines sont tenues en luxembourgeois, d’autres en français, mais également en anglais ou en portugais.
Pour les francophones, deux réunions sont organisées chaque semaine. Le mercredi, la réunion se tient au sein du Centre culturel Paul Barblé à Strassen dès 20h. Le samedi, à 17h30, la réunion a lieu au sein de la Zithaklinik. Notons que cette dernière est aussi accessible pour les lusophones. «Dans notre groupe, le nombre de participants varie énormément d’une semaine à l’autre. Il y a pas mal de fidèles, qui sont là chaque semaine, mais il peut y avoir parfois trois nouveaux membres d’un coup», explique Brigitte. «Les profils sont vraiment variés, tant au niveau de l’âge, de la profession et des origines.»
Si Brigitte, Carine et Franz reconnaissent volontiers une certaine dimension spirituelle dans le cadre de leurs réunions, ils insistent sur le fait que les AA ne sont pas une secte. «Il n’y a aucun chef, l’adhésion se fait sur base volontaire et nous n’avons aucune barrière d’entrée basée sur la religion, la culture ou les croyances. La seule condition pour devenir membre est un désir d’arrêter de boire. Chacun est également libre de quitter le groupe dès qu’il le souhaite», insistent-ils.
Si vous sentez que vous perdez le contrôle face à l’alcool, n’hésitez pas à contacter un groupe AA Lux par mail (aaluxbg@gmail.com), par téléphone (+352 621 651 097) ou à vous rendre spontanément à l’une des réunions organisées.